La responsabilité du community manager

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Il y a quelques temps, un collègue me signalait un exemple intéressant qui illustre bien le sujet dont je veux vous parler aujourd’hui. Un compte Twitter relativement influent relayait qu’Air France avait annoncé la reprise de ses vols vers Dakar à la mi-juin, information pourtant démentie avec véhémence par le président du Sénégal, Macky Sall. On trouve bien un tweet du compte officiel d’Air France annonçant la reprise des vols en question. Et au moins un autre partageant un courrier de la délégation d’Air France au Sénégal démentant formellement l’information diffusée par « une certaine presse » et expliquant qu’une telle décision n’aurait jamais été prise sans l’aval des autorités locales.

Je n’aurais pas voulu être le CM qui a diffusé cette info entrainant quand même un embryon de crise diplomatique entre l’une des plus grandes entreprises françaises et le Sénégal. Nous ne connaitrons jamais la part de responsabilité du CM d’Air France dans la diffusion de cette mauvaise information. J’ai tendance à penser que les informations diffusées sur un compte de cette importance sont validées en amont. Elles le sont sans doute dans la plupart des cas. Toujours est-il qu’une fois la mauvaise information diffusée, c’est bel et bien le CM qui se retrouve à gérer la situation en première ligne. S’il n’est pas responsable de l’erreur, il se retrouve d’une manière ou d’une autre responsable de sa réparation.

Ce dont je souhaite vous parler ici est la responsabilité qui incombe à un community manager vis-à-vis des contenus qu’il diffuse sur les réseaux dont il a la charge. Il sera question de responsabilité d’un point de vue moral et non juridique. Je n’ai en effet pas les compétences pour aborder ce dernier aspect de la question. (Les agents de la fonction publique trouveront quelques éléments à ce sujet ici)

Pour l’aborder, je vous propose deux exemples personnels – tous deux liés à la crise sanitaire – et qui éclairent de manières différentes cette question de la responsabilité.

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#1 Tu vas où comme ça ?

Le premier exemple prend place au début du confinement généralisé de notre pays. Le Président de la République annonce le confinement à la télévision et indique que les déplacements devront se restreindre au strict nécessaire. Dans ce « nécessaire », il précise qu’il sera possible de « faire un peu d’activité physique ». D’accord, mais qu’entend-on au juste par « un peu » ? On va se dire les choses, en tant que CM du ministère des Sports, j’ai senti d’emblée que cette idée ne m’apporterait rien de bon.

C’est le Gouvernement qui a apporté la réponse dans la foulée en publiant un décret. Le décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19. En toute simplicité. Quand on lit le point n°5 de l’article 1, on constate que sont autorisés les « déplacements brefs, à proximité du domicile, liés à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective, et aux besoins des animaux de compagnie ».

À cette lecture, je suis certain que vous vous posez la même question que moi : pourquoi diable a-t-on mis les animaux de compagnie avec le sport ?! M’enfin curieusement ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Ce qui, dans les jours suivants la parution de ce décret, va rapidement me poser problème, ce sont ces quatre mots : « à proximité du domicile ». C’est pourtant clair, non ? Attendez, je vous propose une définition pour qu’on y réfléchisse ensemble.

Proximité (nom féminin) : situation de quelqu’un, de quelque chose qui se trouve à peu de distance de quelqu’un, de quelque chose d’autre, d’un lieu.

Pour ce qui est du domicile, je n’ai pas cherché mais vous situez. Le domicile c’est la maison. Façon de parler, j’habite en appartement. Et si vous habitez dans une caravane ou une péniche, ça ne change rien, c’est un domicile.

Personnellement ça me paraît clair. Me paraissait du moins. C’était oublier que les réseaux sociaux dépassent toujours nos attentes. Je ne ménage pas le suspense et vous le donne en mille : je me suis retrouvé avec des dizaines et des dizaines de personnes pour qui ça ne l’était pas suffisamment. Extraits :

Peut-être suis-je trop sévère. Peut-être que ce décret n’était effectivement pas assez clair. Mais il a bien fallu répondre aux nombreuses interrogations. Alors j’ai fait ce qui m’a semblé le plus pertinent, j’ai interprété le décret. OUI MESSIEURS-DAMES, j’ai fait ça ! J’ai expliqué que « déplacements brefs » et « proximité immédiate » signifiaient sortir de chez soi pour peu de temps et pas loin. La règle générale étant le confinement, il me semblait tout à fait justifié de dire que les sorties pour « un peu d’activité physique » devaient être vues comme des pauses, des coupures dans une longue journée confinée. J’ai pu expliquer qu’il me semblait qu’une sortie sportive ne devait pas durer plus longtemps qu’aller faire une course. J’ai aussi parlé de distances. Et comme le décret ne précisait rien, j’ai jugé utile de donner une échelle. Pour les citadins, j’ai parlé de « pâté de maison ». Mais bien entendu, ce qui est valable au cœur de Paris ne l’est pas dans le Vercors. Je n’ai pas pensé déconnant de dire qu’en milieu rural, la proximité du domicile pouvait être plus large. Et j’ai parlé « d’un à deux kilomètres autour de chez soi », ce qui me paraissait raisonnable à partir du moment où l’on vit au milieu des champs.

Souvent, j’ai eu envie de dire aux gens de se prendre en main, de réfléchir cinq minutes avant de poser des questions aussi idiotes qu’absurdes. J’ai eu envie d’insulter celui qui m’expliquait vivre à deux pas d’une forêt au milieu de nulle part et voulait savoir s’il pouvait s’y balader dans la mesure où il n’y croiserait personne. Que fallait-il répondre ? « Oui, bien sûr, il y a un décret qui s’applique à tout le territoire national sauf aux trois bouts de bois qui vous servent de cabane. Allez donc faire une randonnée et envoyez-nous une photo ! » Et en même temps, il serait tout aussi idiot de lui répondre qu’il ne peut pas sortir alors que la probabilité qu’il croise un autre être humain, a fortiori (sic) un représentant des forces de l’ordre, est à peu près aussi grande que celle qu’une météorite s’écrase pile-poil sur lui. 

Sauf qu’en commençant à évoquer des distances, j’ai créé un précédent et il n’a pas fallu attendre longtemps pour que des internautes, puis des médias, parlent de la fameuse distance d’un à deux km. Et comme personne ne lit plus rien sur le web, personne n’a vu qu’il s’agissait d’une hypothèse « en milieu rural », d’une réponse faite à un internaute en particulier, sur une situation spécifique. Avec un tweet, j’avais malgré moi validé une distance officielle qui pourtant n’existait pas.

Faisant cela, j’ai engagé ma responsabilité de CM et j’ai été gentiment contacté par mes collègues du ministère de l’Intérieur qui m’ont demandé d’arrêter de citer des distances et de m’en tenir au décret, rien qu’au décret. Rien de bien grave mais, rétrospectivement, je me suis dit que j’aurais dû rester plus vague. Pour autant, les questions ont continué à affluer et il a bien fallu préciser le décret ne serait-ce que pour que les verbalisations dressées par les forces de l’ordre soient adossées à une règle explicite, et non à l’interprétation des agents sur le terrain.

Le décret du 23 mars a donc établi que les sorties pour activité physique étaient possibles dans un rayon d’1km et pour 1h maximum dans la journée. Problème réglé !

Réglé ? Tu parles… S’en sont suivis des centaines de questions et remarques pertinentes pour nous expliquer pourquoi c’était n’importe quoi. « Pourquoi 1 km et pas 500m ? » « 1 km c’est trop long, on prend des risques ! » « 1 km c’est bien trop court pour mon jogging ! » « Une heure ? Mais vous délirez ! Qu’est-ce qu’on a le temps de faire en une heure ?! »  « Avant vous disiez qu’il fallait sortir autour de son pâté de maison et maintenant on a le droit de partir pour une heure ?? »

#2 Avez-vous perdu les pédales ?

Mon second exemple émane aussi des annonces et décrets successifs. Je pense sincèrement que quand le Président de la République a évoqué « un peu d’activité physique », il avait en tête que les Français auraient envie de se dégourdir les jambes, d’aller courir un peu ou de se promener. Et je pense que la majorité des agents qui ont eu à traiter cette question ensuite l’ont également pensé comme tel. Mais du coup, quid du vélo ?

Le premier décret parlant de proximité immédiate du domicile, il semblait peu probable que la balade à vélo soit possible. Le second décret est néanmoins venu complexifier un peu les choses. Dans un rayon d’1km, la balade à vélo restait complexe. En même temps, une heure de vélo, c’est déjà mieux que rien. Alors quoi ? On peut sortir faire du vélo, oui ou non ? La réponse du ministère de l’Intérieur a été catégorique : NON. Il restait possible pour de jeunes enfants de faire du vélo à côté de leurs parents, eux-mêmes à pied, mais les adultes ne le pouvaient pas. Ça a été d’emblée la position du Gouvernement, tous ministères confondus, et je l’ai moi-même abondamment relayée sur les comptes Sports. Je l’ai fait pour une raison simple : dans la mesure où cette consigne d’interdiction était donnée aux forces de l’ordre, les contrevenants pouvaient être verbalisés. Beaucoup de cyclistes en colère y ont vu un zèle imbécile, je peux le comprendre. Pour autant, il en allait de la cohérence même du message gouvernemental. J’aurais pu m’abstenir, ne pas répondre, ne rien dire et attendre que ça passe. Là n’est pas ma conception du métier de community manager. On répond aux usagers, même quand ils sont fâchés.

Les principaux concernés ne le croiront sans doute pas mais je n’ai rien contre les cyclistes, au contraire. J’ai même un abonnement Vélib’ ! J’ai fait mon boulot, ni plus ni moins. Tant pis si certains m’ont considéré comme un petit Eichmann digital.

Problème pour moi et pour mes collègues : rien dans les deux décrets susmentionnés n’indiquaient clairement l’interdiction. Et de fait, nombreux ont été les internautes à me demander sans malice sur quel fondement légal s’appuyait l’interdiction de faire du vélo. Si ça plaît à Jean-Marc de faire 52 fois le tour de son pâté de maison pendant l’heure qui lui est impartie, de quel droit je m’y oppose ? Heureusement pour chacun d’entre nous, dans notre pays, ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé.

Pendant que les usagers des deux roues faisaient signer des pétitions et saisissaient les diverses autorités, nous continuions à rabâcher notre message et les forces de l’ordre à verbaliser les innocents récalcitrants. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir eu la discussion en interne. Le Gouvernement a mis du temps à réagir sur ce point, c’est vrai. Il avait, il faut bien le rappeler, quelques sujets objectivement plus importants à traiter, c’est vrai aussi. Le Conseil d’État a été obligé de s’en mêler et a donné raison aux cyclistes mécontents, c’est la pure vérité. Et qu’a fait le ministère de l’Intérieur en réponse à cela ? Il a précisé les choses et indiqué que, si la pratique du vélo ne pouvait pas être interdite par le décret, elle devait en revanche être déconseillée comme pratique sportive afin que le confinement soit respecté au maximum. En cela, sa position s’est alignée sur celle qui était dès le départ celle de la Fédération française de cyclisme.

À titre personnel, je pense que personne n’avait tort. Les usagers ne voulaient pas prendre des prunes pour une pratique légale et les autorités voulaient absolument limiter le nombre de personnes à l’extérieur en période de confinement. Je ne crois pas qu’il y ait fondamentalement de politique anti-cyclistes en France et la période de crise que nous avons traversée a été en maints endroits l’occasion de remettre le vélo au centre de nos villes. À titre d’exemples, les pistes cyclables ont été élargies dans bien des communes et le Gouvernement a encouragé la pratique avec un bon de 50 euros pour aider les usagers à entretenir leur biclou.

Visuel interdisant le vélo

Le paradoxe de cette affaire vient aussi du fait que si le vélo était « interdit » en tant que pratique sportive, il était néanmoins encouragé pour se rendre au travail (et ainsi éviter la surcharge des transports) ou même pour aller faire ses courses. En y repensant à tête reposée, il me semble qu’il n’y a là rien d’autre qu’un gros malentendu, alimenté par la colère d’un côté et la rigidité administrative de l’autre. En matière de responsabilité, puisque c’est l’objet de cet article, j’ai été partie prenante du discours du Gouvernement sur le sujet. Est-ce que j’aurais pu faire autrement ? Non. Est-ce que, dans une situation similaire, je ferai différemment demain ? Non. À mon niveau, j’ai transmis le message que l’on m’a remis tout en ne cessant pas d’alerter en interne sur les problèmes que ce message pouvait engendrer.

Voici la tâche du community manager, il doit remplir un rôle de conseil auprès des services qui lui demandent de transmettre une information, comme il doit remplir un rôle de médiateur auprès des usagers pour faire comprendre cette information. Toutefois, il reste un maillon d’un système plus large et croyez-moi, taper sur le maillon ne rend pas la chaîne plus cohérente.

Trouver l’équilibre, encore une fois, semble devoir être la mission fondamentale du CM. Il vous prie de l’excuser quand, quelquefois, il n’y parvient pas, parce qu’on a tous nos jours avec et nos jours sans. Parfois, l’empathie et l’humour cèdent la place à l’agacement et à l’orgueil. On reste humain, c’est ce qui fait notre force, il faut parfois comprendre que cela puisse être notre faiblesse.

Crédit photo pour le partage de l’article : Ali Yahya (photo trouvée sur Unsplash) 

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